Parce que toute promesse se doit d'être honorée et qu'une petite mise au point sur les types équestes dans l'iconographie des saints est toujours utile, l'homme du jour sera saint Maurice l'Egyptien, martyr du IIIe siècle célébré le 22 septembre et dont le foyer de culte fut dès le Ve siècle l'abbaye d'Agaune, plus ancienne abbaye toujours en fonction en Occident.
Et c'est encore un de mes vieux plombs fétiches qui tiendra lieu de point de départ dans cette enquête hagiographico-iconographique... Oscultons donc la bête...
Que voyons-nous ? Un cavalier nimbé et vêtu d'une armure, dont le casque, les cubitières et les genouillères sont nettement apparentes. De la main droite, il tient une hampe, ou peut-être un fer de lance, garni d'un gonfanon, tandis que du bras gauche il se protège d'un écu frappé d'une croix. Le groupe est figuré de profil, en arrêt, à droite.
Le plomb historié ici présent appartient à la catégorie des méreaux, objets monétiformes aux multiples fonctions parmi lesquelles celles de substituts monétaires, de marques de présence ou encore de laisser-passer. L'objet, conservé au Musée National du Moyen Âge, mesure un peu moins de 30mm de diamètre et fut réalisé au moule dans un alliage de plomb et d'étain, probablement aux XVe ou XVIe siècle. Retrouvé dans le lit de la Seine par Arthur Forgeais (1822-1874) lors des dragages du milieu du XIXe siècle, il fut émis par la communauté de métiers des teinturiers parisiens, comme l'atteste l'inscription présente au revers "AUX TAINTURIERS DE DRAS DE LEINNE" (on distingue traditionnellement les teinturiers de draps de laines des teinturiers de soieries).
Je vous sens, à ce stade, frétillants de questions :
Mais qui est-donc ce Maurice juché sur un canasson ?
Pourquoi diable faire un article sur une iconographie qui a priori ne brille pas par son originalité ?
Et enfin, Grand Dieu, quel(s) rapport(s) entre une station de sports d'hiver et les professionnels de la teinture ?
Rassurez-vous, tout vient à point à qui sait attendre...
La vie de saint Maurice et de ses compagnons fut rédigée au Ve siècle par saint Eucher, moine à Lérins et évêque de Lyon, sous le titre Passion des martyrs d'Agaune, texte dont Voragine diffusera la substance narrative.
Maurice était le chef de la Légion Thébaine, armée de "6666 soldats chrétiens" recrutés à Thèbes par les empereurs Dioclétien et Maximien qui, en cette fin du IIIe siècle, entendaient procéder à une épuration religieuse de l'Empire pour le moins énergique. Le corps expéditionnaire reçut pour mission de partir combattre en Gaule sous le commandement de Maximien, probablement dans le cadre de la répression contre les Bagaudes, bandes armées de soldats déserteurs, paysans sans terre et autres marginaux qui, de fait, se préoccupaient peu d'ordre public.
Martyre de saint Maurice et de ses compagnons Clermond-Ferrant - BM - ms.0069 / f.555v Bréviaire romain / 4e quart du XVe siècle © IRHT |
La Légion fit sien cet objectif à condition qu'à aucun moment ses soldats n'aient à occire leurs congénères chrétiens... mais c'était sans compter sur la félonie du Romain qui, à peine les Alpes passées, intima l'ordre aux légionnaires de sacrifier aux idoles et de massacrer hardi petit les rebelles fidèles de la Nouvelle Foi. Bien entendu, l'idée ne plut pas à Maurice qui, décidant de faire sécession, emmena ses troupes au lieu-dit d'Agaune (en Valais) où ils furent bientôt rejoint par l'Empereur. Celui-ci, fort désappointé de voir son commandement remis en question (surtout que ce n'est pas vraiment le truc à faire avec un césar, en général), ordonna un massacre collectif et chaque thébain eut donc le tête tranchée.
Les légionnaires se soumirent, dans ce geste de bravoure euphorique qui fait tout l'étrangeté du martyr : "les saints, tendant avec joie leurs cous, se disputaient l'un à l'autre l'honneur de recevoir la mort" (Voragine, Légende Dorée). Cette passion de saints militaires aurait eu lieu vers 285 ou 302 mais de nombreux éléments du récits jugés aujourd'hui anachroniques remettent en cause la véracité historique de l'événement.
Les légionnaires se soumirent, dans ce geste de bravoure euphorique qui fait tout l'étrangeté du martyr : "les saints, tendant avec joie leurs cous, se disputaient l'un à l'autre l'honneur de recevoir la mort" (Voragine, Légende Dorée). Cette passion de saints militaires aurait eu lieu vers 285 ou 302 mais de nombreux éléments du récits jugés aujourd'hui anachroniques remettent en cause la véracité historique de l'événement.
Face antérieure du chef-reliquaire de Saint Candide Vers 1165 Trésor de l'abbaye Saint-Maurice en Valais |
Saint Candide, compagnons d'armes de Maurice, périt à Agaune. Son chef-reliquaire, conservé dans le trésor de l'abbaye du Valais, porte la représentation de son martyre par décapitation associée à l'inscription suivante : "Tandis que par le glaive Candide est ainsi sacrifié, son esprit gagne les astres; en échange de la mort, la vie lui est donnée".
Châsse-reliquaire des Enfants de saint Sigismond Trésor de l'abbaye de Saint-Maurice en Valais |
Saint Maurice Tours - BM - ms.0185 / f.245v Missel à l'usage de Tours / XVe © IRHT |
La croix blanche sur fond rouge qui figure sur le drapeau de la confédération helvétique était à l'origine l'insigne du saint et de la Légion thébaine. Le culte de saint Maurice se développa depuis la Suisse dans la vallée du Rhône, en Allemagne, en Italie et bientôt en France sous l'impulsion, notamment du roi René.
Au XIIe siècle, nos thébains devinrent les modèles des chevaliers partant en croisade ; saint Maurice s'imposa alors comme le patron des fantassins, aux côtés de saint Georges, réputé protéger les cavaliers. Chaque saint chez soi et les fidèles sont bien gardés...
Essentiellement écartelés entre leur devoir d'obéissance à l'Empire et la fidélité à leur foi, Maurice et ses compagnons incarnent à merveilles les vertus du héros chrétien : devoir, courage et vertu. Leur légende, de fait, n'est pas sans proposer une certaine interprétation du Redde Caesari quae sunt Caesaris, et quae sunt Dei Deo (ndlr : ceci démontrant en passant la délicieuse efficacité du latin...). Pour ceux qui n'y mettent pas du leur, voir dans vos bibles Matthieu XXII, 21. J'en profite pour souligner que recourir régulièrement au texte biblique doit, me semble-t-il, devenir un réflexe pour qui s'intéresse de près ou de loin à l'histoire culturelle, avec ici un clin d'oeil appuyé aux étudiants médiévistes de toutes disciplines... Pas besoin de croire dans le miracle de l'Eucharistie pour appréhender et se saisir de sources textuelles fondamentales. Mais fermons cette parenthèse...
Protecteur des fantassins, donc, saint Maurice apparaît très souvent sous l'aspect d'un saint pédestre, ce qui permet généralement de le distinguer de son acolyte, Georges, avec qui il partage les même insignes.
Au XIIe - XVe siècle, il porte l'armure du chevalier ou la cotte de mailles, la lance, le gonfanon et l'écu. Il est alors perçu comme l'un des nombreux protecteurs de la chevalerie et des corps armés aux côtés de saint Adrien, saint Sébastien et bien évidemment saint Georges.
Saint Maurice Bois - H.89 cm XIVe Chapelle d'Ameyzieu, Talissieu (Ain) |
Les artistes sculpteurs, peintres ou graveurs de sceaux eurent également régulièrement recours au type équestre pour représenter celui dont la noblesse princière devait révéler les vertus d'âmes aux grands et héros de ce monde.
Le sceau de l'abbaye Saint-Maurice d'Agaune figurerait ainsi "saint Maurice à cheval, galopant à gauche, le gonfanon sur l'épaule ; casque pointu, long bouclier pointu vu de face et couvrant presque tout le corps" (Douët d'Arcq, Collection des sceaux, vol.3, n°11640). Le type équestre de guerre, figurant le possesseur en armes chevauchant et brandissant une arme et un écu, apparaît sur les sceaux dans la seconde moitié du XIe siècle et sera employé jusqu'à la fin du XVe siècle. Il se diffuse dans le monde seigneurial à partir du XIIe siècle et connaît une phase d'apogée au XIIIe siècle où il apparaît comme l'image par excellence de la puissance publique, avant de progressivement céder le pas à des formes dérivées tels que les types municipaux ou le type de la chasse.
Sceau de Louis Ier de Savoie Vers 1290 |
Franc d'or de Jean II le Bon |
Au-delà du domaine sigillaire, le type équestre va également être diffusé en France par le biais de la monnaie. En effet, Jean II le Bon (1350-1364), à son retour de captivité en 1360, ordonne la frappe d'une nouvelle monnaie d'or d'une typologie inédite : le franc d'or dit « à cheval ». Le souverain y est représenté couronné, l'épée nue et haute, monté sur un cheval galopant vers la droite. Diffusé par l'héraldique et la monnaie, le type équestre s'impose comme l'image archétypale du chevalier et du saint militaire, une représentation qui s'applique naturellement à saint Maurice. Cette iconographie d'origine sigillaire et d'application monétaire aura probablement séduit la corporation des teinturiers parisiens par son caractère solennel et les notions d'autorité publique et de grandeur qu'elle véhicule (et oui ! vous ne pensiez pas que j'avais oublié pourquoi nous sommes là ?). Il convient cependant de remarquer que si l'iconographie développée par le méreau des teinturiers utilise a priori le type équestre de guerre, figurant saint Maurice vêtu d'une armure et en armes, la posture du cheval, à l'arrêt antérieur droit relevé, s'apparente davantage aux types de chasse ou municipaux et pourrait également évoquer des modèles statuaires. Et en effet, le domaine de la sculpture religieuse fournit de nombreux exemple de statues équestres utilisées comme figures de dévotion de à saint Maurice :
Saint Maurice Bois peint - H.140 cm 1er 1/4 XVIe siècle Eglise Saint-Maurice, Sens (Yonne) |
Cette comparaison éclaire certaines recherches (en l'occurence les miennes) relatives à l'origine de l'iconographie des méreaux de corporations et de confréries suggérant que ces plombs historiés aient pris pour modèles l'image de dévotion, peinte ou sculptée, du saint patron de la communauté concernée. Disons que l'idée me séduit assez mais que je manque de matière pour la démontrer plus efficacement... notamment en raison de la disparition de la plupart des décors de chapelles de confréries dans les églises parisiennes.
Poursuivons donc notre enquête mauricienne...
Livre d'images de Madame Marie Martyre de saint Maurice et de ses compagnons Nouvelle acquisition française 16251 - BNF : f.86v Hainaut, Belgique : vers 1285 - 1290 |
Il convient, en effet, de signaler que saint Maurice et ses compagnons ne prennent pas systématique l'apparence de guerriers en armure contemporaine durant la période médiévale. Comme toujours, l'iconographie s'adapte au contexte culturel et idéologique au sein duquel émerge l'image et le thème du massacre d'Agaune peut être le support d'un discours spirituel plus objectif comme en témoignent certaines peintures de manuscrits.
Les thébains, nimbés d'or, portent ici de simple robes par où ils s'identifient aux apôtres et exaltent des valeurs monastiques plus que chevaleresques. La brutalité martiale, incarnée par des soldats gesticulants et grimaçants, s'oppose à l'humble soumission de celui qui se sait sauvé.
Mais c'est à l'époque moderne que l'iconographie de saint Maurice connaît son véritable drame qui, au-delà de ses allures de Playmobil un peu figé sur un canasson trop grand pour lui, le plonge brutalement dans les affres de l'opérette et du héros Grand Siècle rougeaud... notre thébain revêt pour ainsi dire ses habits de lumières : cuirasse; jambières, sandalettes et jupes à franges, le tout sublimé d'un casque à cimier emplumé qui ferait pâlir Zizi Jeanmaire... bref, constatez par vous-mêmes...
Saint Maurice terre cuite polychrome et dorée / H.151 Milieu du XIXe Eglise paroissiale de Rouvres-les-Vignes (Aube) |
Saint Maurice Bois peint et doré - 134 cm XVIIe siècle Eglise paroissiale Saint-Exupère Saint-Exupéry-les-Roches (Corrèze) |
Et pour repartir sur une note plus joyeuse et poursuivre ma propagande méreauesque, devinez qui vous a trouvé un joli résumé des étapes précédemment décrites, hum ? le tout illustré par une série de méreaux du chapitre Saint-Maurice de Vienne (probablement XVe - XVIe) ? C'est fou, on dirait que c'est fait exprès...
Type pédestre © Anne-Sophie Lesage-Münch |
Type équestre © Anne-Sophie Lesage-Münch |
Epic fail... © Anne-Sophie Lesage-Münch |
Et maintenant venons en à la cerise sur le gâteau... Quel lien étrange et occulte unit notre saint soldat à la communauté des teinturiers de draps de Paris ?
Comme le souligne M. Pastoureau, la profession de teinturier est essentiellement suspecte pour l'homme du Moyen Âge. Les teinturiers "restent des hommes mystérieux et inquiétants, d'autant plus craints qu'ils sont turbulents, querelleurs, procéduriers et secrets" ; ils sont de plus "sales, portent des vêtements maculés, ont les ongles, le visage et les cheveux souillés". Enfn "jusque dans leur apparence, ils transgressent l'ordre social ; barbouillés des pieds à la tête, ils ressemblent parfois à des histrions sortis des cuves de l'enfer". Autant dire que le blason est à redorer... Cette revalorisation de l'activité professionnelle passe notamment par le choix du saint patron lequel fait rejaillir ces grâces et ces vertus sur ses dévôts. Saint Maurice, figure tutélaire de la chevalerie, aura surement semblé pouvoir compenser cette image négative tout comme le Christ lui-même ou plus particulièrement le miracle de la Transfiguration.
Saint Maurice, le Maître de Naumburg Grès polychrome Vers 1250 Cathédrale Saint-Maurice-Sainte-Catherine de Magdebourg, Allemagne |
Quant à la justification du patronage de saint Maurice, elle relève, comme souvent dans le cas des communautés de métiers, d'un jeu de mot. Le nom du saint copte légendaire fut associé par l'étymologie populaire au nom Maurus ou Maure. Guerrier et martyr blanc, saint Maurice, considéré au Xe siècle comme le symbole de l'avancée germanique contre les Slaves, devint ainsi au XIIIe siècle un chevalier noir et ce principalement sous l'impulsion du culte organisé depuis Magdebourg.
Pour Devisse et Mollat (L'image du noir dans l'art occidental), ces mutations, qui affectèrent également les figures de la Reine de Saba, du Prêtre Jean ou du mage Balthazar, expriment un certain désir de la Chrétienté de convertir de nouvelles nations et de voir ces nouveaux chrétiens venir en aide à l'Occident menacé par l'Islam. Saint Maurice peut ainsi se concevoir comme un "symbole de l'humanité prête à se convertir" et donc une figure de l'universalisme.
Mais ne cherchons pas là les raisons du choix des teinturiers, dès le XIIIe siècle, d'honorer saint Maurice comme leur protecteur et leur modèle. Les supposées origines africaines du saint ne les intéressent pas, pas plus que ses symboliques souvent néfastes. C'est davantage la couleur de sa peau réputée splendide et indélébile qui fait écho au travail de l'artisan : "une belle couleur, une couleur chère et valorisante c'est une couleur dense, vive, lumineuse, qui pénètre profondément dans les fibres du tissu et qui résiste aux effets décolorants du soleil, de la lessive et du temps". C'est en définitive cette maîtrise de la couleur que doit incarner saint Maurice, figure emblématique du savoir-faire de l'artisan et garant de ses vertus.
Saint Maurice, je te salue !
Forgeais, Arthur, Numismatique des corporations parisiennes, Paris, 1874.
Sur les méreaux, voir Labrot, Jacques, Une histoire économique et populaire du Moyen Age. Les jetons et les méreaux, Paris, 1989
Sur les teinturiers, voir notamment Pastoureau, Michel, Jésus teinturier. Histoire symbolique et sociale d'un métier réprouvé, in Médiévales, n°29, 1995, pp.47-63
Sur la figure du noir dans l'art voir Devisse et Mollat, L'image du noir dans l'art occidental. Des premiers siècles chrétiens aux grandes découvertes, Fribourg, Office du Livre, 1979.
Chapeau! en ce qui me concerne,plein de nouvelles notions:merci!
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