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mardi 29 janvier 2013

Exposition "Cluny 1120" (2012)...



...ou Monumentalité quand tu nous (me) tiens !

Des mois que je tripote virtuellement le concept, que je l'épie de derrière mes autres posts en cours, que j'attends de le passer dans mon alambic philosophico-contemplatif personnel... 
N'essaie pas, fais le, comme dirait l'autre. Mon X-Wing à moi à la forme d'une notion tarte à la crème que j'entends bien arracher aux marais glauques de l'opinion commune ! ... tout un programme... suivez le guide.



Mon point zéro : l'exposition "Cluny 1120" qui s'est tenue jusqu'au 2 juillet dernier au Musée National du Moyen Âge - Thermes de Cluny (le MNMA, pour les intimes et ceux qui doivent utiliser le nom plus de trois fois sur une même page).



Pour prévenir toutes confusion, précisons tout d'abord que : 
  • l'abbaye Saint-Pierre-Saint-Paul de Cluny fut fondée en 910 au lieu-dit de Cluny, à proximité de Mâcon (Saône-et-Loire) pour accueillir une communauté de moines bénédictins placée sous la protection du pape. L'établissement dirigea bientôt une structure tentaculaire, devenant l'une des puissances religieuses, politiques, foncières et financières majeures de l'Occident médiéval. Son rayonnement aura également une influence déterminante sur les arts, l'abbaye s'imposant comme un foyer culturel et intellectuel dont la superbe fera verdir mon cher ami Bernard. Mais laissons les cisterciens à leur épure pour l'instant...  

  • l'actuel MNMA, aka "Musée de Cluny", est installé (depuis 1843) dans l'ancienne résidence parisienne des abbés de Cluny, construite à la fin du XVe siècle. 

       L'abbaye-mère (de Cluny, donc) connut différentes phases de reconstructions et de restaurations avant d'être presque intégralement détruite sous la Révolution (on m'entend penser jusque là ?...).
On distingue traditionnellement trois chantiers pour l'église abbatiale : Cluny I (dédicace en 927), Cluny II (dédicace en 981) et Cluny III (1088-1130). L'abbatiale de Cluny III, traditionnellement appelée la major ecclesia, chef d'oeuvre de l'art roman classique, est également considérée comme le fleuron de l'art clunisien.
Vue longitudinale de l'abbatiale Cluny III
Gravure au burin d'après Giffart / XVIIIe
cons. Musée d'Art et d'Archéologie de Cluny

         Fruit de la collaboration du MNMA, du Musée d'Art et d'Archéologie de Cluny, de l'ENSAM et du Centre d'Etudes clunisiennes, l'exposition en question prenait pour objet le Grand portail de la major ecclesia, construit entre 1110 et 1120. Véritable arc de triomphe version romane, ouvrant sur ce gigantesque "vaisseau de pierre" à cinq nefs qu'était Cluny III, le portail fut, dès le milieu du XIIe siècle, enclos dans une avant-nef, ou "galilée" (rapport à la Terre Sainte par à l'héliocentrisme...), un espace liturgique précédent l'église.

Façade ouest de Cluny III avant la construction de l'avant-nef
Maquette en plâtre par M. & Mme Latapie, sous la direction de K.J.Connant
©Musée d'art et d'archéologie, Cluny
Extrait du film Major Ecclesia (2010)
Restitution virtuelle de l'avant-nef et du portail de Cluny
© Arts et Métiers Paris Tech - On-Situ - CMN

"La vente de la majeure partie de l’abbaye le 24 avril 1798 marque le début des démolitions. Tous les vitraux sont brisés le 16 juillet, puis ceux de la grande rose de la façade. Démunie de ses barres de fer, la rose s’effondre quelques jours plus tard. Le 19 juillet l’appentis recouvrant le portail est détruit."

       Si le démantèlement de l'avant-nef eut lieu en août 1798, le portail sera, quant à lui, détruit à l'explosif le 8 mai 1810, la charge ayant été placée au revers du tympan... Pulvérisation de l'ascension du Christ, vaporisation du tétramorphe et de leur cohorte joyeuse de voussures... Les débris servirent principalement de remblai, quelques éléments échappant toute fois à cet obscène recyclage pour être sauvegardés comme objets de collection... XIXe oblige, le médiéval devenait collector...
"Éparpillé façon puzzle", le portail ne fera plus parler de lui jusqu'à une certaine journée de juin 1928 où l'archéologue Kenneth J.Conant donna le premier coup de pioche d'un chantier de fouilles qui dura plus de trente ans. Mettant à jour des milliers de fragments, vestiges de cette chimère de l'art roman, Conant réalisera de nombreux relevés et proposera les premières hypothèses de reconstitution du décor du portail.

Croquis du Grand Portail par Kenneth J. Conant
Décor sculpté polychrome du tympan, Grand Portail de Cluny III
Reconstitution d'Helen Kleinschmidt

Une nouvelle campagne de fouilles en 1988-89 et plus de vingt années de recherches plus tard, le MNMA donnait donc à voir et à ressentir la première tentative de restitution monumentale de ce frontispice dont un "extrait" était présenté dans la salle de sculpture romane. Les éléments les plus signifiants étaient ainsi présentés, en situation, inclus dans une structure en aluminium auto-portante [dont on n'appréciera (ou pas) l'esthétisme] de 8 m de haut, en une sorte de "zoom" sur ce portail mesurant originellement 16,60 m de haut sur 20 m de large.


 


Le monumental est, de fait, au coeur même de ce dispositif qui propose une solution assez ludique aux problèmes de la présentation d'éléments de décor sculpté, en échouant cependant à rendre pleinement la majesté essentielle de l'ensemble. La faute peut-être à cet effet "coffret thermo-formé de jeu de société" ou à cette scénographie en rouge et métal qui m'évoque irrémédiablement les moulages de la Cité de l'Architecture...
Quoiqu'il en soit, l'un des attraits de cette mise en scène (au-delà de son présupposé archéologique) est d'offrir une certaine expérience du gigantisme, de celui que l'on ne reconnaît qu'aux sept merveilles du monde et qui nous ramène, simples mortels, à l'état de mannes insouciantes, vrombissant leurs dernières heures au-dessus du cloaque qui leur tient lieu de monde...
Pour ne pas changer une formule qui marche, commençons par analyser le concept de monumentalité dans sa dimension subjective...


Mais voilà qu'un certain Emmanuel, de son doux accent teuton, vient me souffler le concept ad hoc pour étayer mon analyse : le sublime. Pour faire simple, le sublime, entendu comme sentiment, résulte d'une rupture entre l'imagination (faculté de représenter) et la raison, la grandeur de l'objet mettant en échec l'imagination qui ne parvient pas à se le présenter. Résumé un peu taillé à la serpette, je vous l'accorde... Pour les insatisfaits, vous trouverez la Critique de la faculté de juger dans toutes les bonnes bibliothèques. Petit interlude kantien : 


"[l'homme] éprouve ici le sentiment de l'impuissance de son imagination pour présenter l'Idée d'un tout ; en ceci l'imagination atteint son maximum et dans l'effort pour le dépasser, elle s'abîme en elle-même, et ce faisant est plongée dans une satisfaction émouvante".

L'"échantillon" de portail présenté lors de l'exposition illustre à merveille ce processus, suggérant le gigantisme des proportions originales du bâtiment dans une mise en scène d'autant plus saisissante que l'oeuvre est ici intégrée dans un autre monument, le MNMA lui-même, en une sorte d'"effet gigogne inversé" qui me plaît assez... C'est la démesure qui nous plante ici au sol, le nez en l'air, bouche-bée, suspendus à une vaine mais exaltante tentative de reconstitution mentale du colosse.

C.D. Friedrich, Abbaye dans une forêt de chênes / 1809
Alors oui, Friedrich et le sublime, c'est facile...
mais c'est tellement bon... 
Plus généralement, le monument, comme objet esthétique, incarne une forme d'incommensurabilité, de temps long, d'impérissable. Autant de dimensions qui viennent titiller notre sentiment de l'inaccessibilité et faire naître en nous un vertige qui nous amène aux portes de l'effroi (et vice et versa).
Ces siècles qui nous contemplent, cette matière éternelle et muette, voilà de quoi satisfaire mon insatiable envie d'abîme ou de transcendance (horizontalité ou verticalité à choisir selon l'humeur) et de peur contenue. De fait, c'est toujours un peu ce que j'attends d'une oeuvre d'art, d'un panorama ou d'un travail de recherche... oui, bon, je le reconnais, j'ai une certaine prédisposition au syndrôme de Stendhal... Car en définitive, la "grandeur" (temporelle, spatiale, symbolique, etc.) de l'oeuvre monumentale nous ramène avant tout à notre propre extension et nous nous souvenons, l'espace d'un instant, que notre existence est relative. 

Cependant, la reconstitution, révélée en 2012 et aujourd'hui présentée de façon permanente au musée d'Art et d'Archéologie de Cluny, en Bourgogne, élude en réalité la question du sublime. Trop anachronique sans doute... C'est bien à l'intellect que l'on entend s'adresser et la sensibilité ne trouvera pas grand chose à se mettre sous la dent... On s'interrogera sur le programme iconographique du linteau, on prendra la mesure de la diversité du répertoire de la sculpture ornementale clunisienne, on fera la critique de cette synthèse des connaissances actuelles sur le portail de la Grande église de Cluny, modèle artistique dont l'influence est encore à définir. Bref, on appréhendera avant tout l'intention didactique qui a motivé l'érection de l'édifice et la diversité de son incarnation dans la pierre.
De fait, le caractère monumental du portail tient peut-être ici moins à ses proportions qu'à son intentionnalité et sa fonction symbolique. Si elle vise à exalter la puissance divine, l'abbatiale de Cluny III, centre de l'Occident médiéval, incarne également la puissance temporelle et spirituelle de l'Eglise tout en exprimant avec force et justesse la magnificence de l'ordre clunisien.
Ceci nous amène à une certaine définition de la monumentalité comme art de symboliser les pouvoirs dans les formes bâties, un art qui concerne aussi bien l'implantation dans l'espace social et l'agencement des masses que le décor ornemental.
Ajoutons que l'une des formes d'expression du pouvoir, et notamment du pouvoir divin, est la durabilité. Au-delà des destructions qui émaillèrent son histoire, l'abbatiale de Cluny III continue d'éterniser le souvenir d'un pouvoir, d'une époque, d'une culture, assumant ainsi pleinement sa fonction de monument au sens étymologique du terme  (du latin monere "faire penser, faire se souvenir").

Mais le monumental ne concerne pas seulement les réalisations architecturales... en tant que style, il peut également qualifier tout autre objet d'art et, pour le cas qui nous intéresse, la sculpture.
Une sculpture pourra être monumentale selon plusieurs critères :

  • en tant qu'élément décoratif d'un monument (niveau d'interprétation 0)
  • relativement à ses proportions (niveau d'interprétation 0+)
  • de part son intention mémorielle et symbolique (un peu mieux déjà...)
  • de part son caractère grandiose... d'un point de vue esthétique, s'entend, et c'est justement là que les choses se corsent...

Frise de médaillons. Fragments au tireur d'épine
provient de l'avant-nef
Calcaire
cons. Musée d'Art et d'Archéologie de Cluny
Il est, en effet, des objets d'art d'à peine quelques centimètres de haut que l'on qualifie naturellement (ndlr : oui bon... peut-être après un petit détour par l'Ecole du Louvre...) de monumental. Nous ne gloserons pas sur la foultitude de qualificatifs souvent obscurs auxquels l'historien de l'art à recours pour définir un style, une impression, une facture... Tout cela demande souvent de maîtriser les codes et références d'une communauté culturelle souvent hermétique qui communique par association d'idées et à partir d'un background visuel partagé.  Je m'interroge ainsi toujours sur l'emploi de l'adjectif "farouche" pour identifier le style des sculptures présentées dans l'exposition... vivacité, insolence, vigueur... les synonymes s'enchaînent mais ne m'éclairent pas vraiment...


Saint Pierre
Haut-relief provenant d'un écoinçon du grand portail
Calcaire avec traces de polychromie. H. 30 cm,
cons. Rhode Island School of Design, Museum of Art
Chapiteau : le Péché originel
provient de la nef ou de l'avant-nef
Calcaire
cons. Musée d'Art et d'Archéologie de Cluny
Tête d'ange atlante
porvient de la console dextre du grand portail
Calcaire

Quid de la monumentalité de ces sculptures ? Quid du monumental en tant que catégorie esthétique ? 

Aigle (symbole de saint Jean l'évangéliste)
Provient du tympan du grand portail
Calcaire -  H. 63 cm
cons. Musée du Louvre
Sur ce point, j'avoue être assez conquise par une définition proposée par Le Corbusier (et oui, le médiéviste peut s'aventurer au-delà du XVe siècle sans s'auto-détruire) :

"nous nommons monumental ce qui contient des formes pures assemblées suivant une loi harmonieuse." 

Vous me direz que là, Charles-Edouard nous plagie du Platon, et je ne vous contredirai pas, mais au discours philosophique sur l'idée du Beau succède ici une tentative de caractérisation stylistique qui, en ce qui me concerne, est plus qu'éclairante. 
Le principe de monumentalité d'une oeuvre serait donc à chercher dans son caractère intelligible : évidence et simplicité des formes (pureté) et appréhension immédiate de leurs principes d'association (harmonie). 

C'est donc la rationalité d'une oeuvre qui en ferait la grandeur et donc la monumentalité.






2 commentaires:

  1. Fabuleux travail plein d'enseignements ...avec un faible pour la partie centrale sur le concept de monumentalité et de sublime !BRAVO !

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  2. Je plussoie! Ton article sur la monumentalité me fait me sentir toute petite (no comment)

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